Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
LA VOIX DE NOSTERPACA

Concurrence ferroviaire. Idéologie ou pragmatisme ?

23 Novembre 2011 , Rédigé par nosterpaca Publié dans #DOCUMENT

 

Article/Débat paru dans La Vie du Rail du 16 novembre 2011


Compte tenu de la teneur du sujet particulièrement sensible dans la période et de sa qualité, NOSTERPACA prend l'initiative de diffuser ce texte sur son blog.

Nous invitons tous nos lecteurs à compléter leur information en se procurant le n°3337 La vie du rail

 

Les Assises du ferroviaire se sont ouvertes le 15 septembre 2011.

 

Un des grands sujets, la mise en concurrence de l'opérateur historique.Pour David Azéma, la concurrence n'a pas de vertus magiques. Elle ne peut profiter à l'ensemble du système que si elle est un moyen au service d'une politique de transports. Et ne peut fonctionner qu'en s'organisant autour d'un acteur pivot maîtrisant l'exploitation ferroviaire dans toutes ses composantes.

 

David Azéma est directeur général délégué du groupe SNCF.

 

La concurrence dans le ferroviaire n'a jamais vu, dans notre pays, autant de bonnes fées penchées sur son berceau. Après le sénateur Grignon qui vient de travailler en profondeur sur cette ques­tion et a rendu ses conclu­sions en mai dernier, on at­tend pour la rentrée littéraire un rapport du Conseil d'ana­lyse stratégique et, pour Noél, le diagnostic que devrait for­muler un groupe de travail des assises du ferroviaire. De­puis quelques mois, RFF ou l'Araf expriment officiellement ou officieusement leurs inter­rogations quant à la compati­bilité de telle ou telle moda­lité d'organisation du système ferroviaire français avec l'exer­cice de la concurrence. Ces préoccupations font écho aux expressions antérieures de l'Autorité de la concurrence et à celles des concurrents réelsou putatifs de l'opérateur his­torique, qui déplorent l'insuf­fisante concurrence sur le marché français et pointent du doigt, comme un seul homme, l'attitude nécessaire­ment bloquante et discrimi­natoire du groupe SNCF. À Bruxelles, la Commission, lé­gitimement frustrée de la len­teur avec laquelle le marché ferroviaire européen se déve­loppe, enfourche le même cheval de bataille à l'échelle européenne et désigne les coupables : les réseaux histo­riques qui, à ses yeux, cumu­leraient beaucoup trop de res­ponsabilités et en tireraient profit pour retarder des opé­rateurs innovants qui piaffe­raient à la porte du marché. Sous cette pression, notre ad­ministration nationale ne peut que chercher à donner des gages. Enfin, les réseaux his­toriques eux-mêmes, dont SNCF, se projettent dans une stratégie concurrentielle et at­taquent chez le voisin, pour l'affaiblir, ce qu'ils ont, ou rêvent d'obtenir, chez eux.

 

Il en résulte pléthore de sug­gestions et initiatives tendant toutes à réclamer plus de mor­cellement du système ferro­viaire national. Après la direc­tion des circulations ferroviaires, "ghettoïsée" au sein même de SNCF, ce sont la maintenance et l'entretien du réseau, les gares, les ate­liers du matériel et plus large­ment toutes les fonctions au­jourd'hui assumées par l'opérateur historique et potentiellement utiles à de nou­veaux entrants qui devraient, à en croire certains, être iso­lées et gérées dans autant de bunkers différents les proté­geant de l'immixtion néces­sairement néfaste de ceux qui ont pourtant construit, déve­loppé et fait fonctionner no­tre réseau ferroviaire et les ser­vices qui l'empruntent depuis plus de 170 ans.

 

Face à cette dynamique avant tout guidée par l'idéologie et qui n'est pas, par certains cô­tés et toutes proportions gardées, sans rappeler l'obsession de certains régimes à se dé­barrasser de leurs élites en les envoyant aux champs, il est temps de regarder la réalité en face et de s'interroger avec un peu de recul sur le sens d'une ouverture à la concurrence du ferroviaire et sur les condi­tions dans lesquelles une telle ouverture pourrait in fine s'avérer profitable pour ceux qui n'ont, en la matière, qu'as­sez peu leur mot à dire : les voyageurs, les chargeurs et les contribuables d'aujourd'hui et de demain.

 

L'observation des expériences étrangères comme la crise froide dans laquelle s'enfonce lentement mais sûrement le système ferroviaire français devraient en effet nous inciter à prendre un peu de recul et à abandonner les recettes toutes faites pour repenser le pro­blème et rechercher des ré­ponses pragmatiques. Cette auto-analyse pourrait même, qui sait, aider nos interlocu­teurs bruxellois à se sortir de l'impasse dans laquelle ils se trouvent et dont témoigne la difficulté à accoucher de me­sures réellement utiles pour développer le trafic ferroviaire en Europe, au meilleur coût pour la collectivité.

 

 

Quelques observations liminaires et factuelles sont indispensables

 

 

Première observation

 

s'il n'y a pas de concurrence dans le domaine des voya­geurs dans notre pays, ce n'est pas aujourd'hui du fait de l'obstruction du groupe SNCF mais bien parce que le légis­lateur national et le gouver­nement, pour des motifs qui leur sont propres, n'ont pas souhaité anticiper une ouver­ture du marché que certains de nos voisins ont mise en œuvre depuis plus de quinze ans, alors même qu'elle n'est pas encore imposée par les textes européens. Face à un interdit aussi radical, il ne sert à rien de multiplier les at­taques de diversion contre l'opérateur national et de pré­tendre, par exemple, que c'est la présence en son sein d'une direction en charge des 3 000 gares nationales qui fait obs­tacle à l'arrivée de concurrents dans le transport de voya­geurs. SNCF ne réclame d'ail­leurs au fond qu'une chose : qu'on cesse de la désigner comme bouc émissaire et qu'on fixe le plus vite possi­ble un calendrier d'ouverture lui permettant de se préparer effectivement à une évolution de son cadre d'activité, évolu­tion qui recèle à ses yeux plus d'opportunités que de me­naces.

 

Deuxième observation

 

le chemin de fer est un trans­port guidé qui offre beaucoup moins de souplesses d'exploi­tation que les modes concur­rents. Cette contrainte impose que l'ouverture du marché soit pensée dans sa globalité et qu'à un système fermé confié à la seule responsabi­lité hiérarchique d'une struc­ture monopolistique soit substitué un dispositif cohérent permettant à la fois aux nou­veaux entrants de s'y épanouir et à l'écosystème global de continuer de fonctionner. À cet égard, la France mérite sans doute la palme du non sens en ayant réussi le tour de force d'avoir désorganisé son écosystème ferroviaire tout en demeurant juridique­ment fermée à l'entrée de concurrents !

 

Troisième observation

 

le chemin de fer est un système pauvre qui ne peut se mainte­nir qu'au prix de concours pu­blics importants. Ses caracté­ristiques techniques en font en effet un mode significativement moins compétitif, au plan mi­croéconomique, que la route ou l'aérien. La chute quasi continue de la part de marché du mode depuis la fin de laPremière Guerre mondiale en est l'illustration la plus patente. N'accumulant aucune rente de monopole, financé dans tous les pays d'Europe à plus ou moins 50 % par des fonds pu­blics, le ferroviaire ne peut se permettre de prendre en charge de multiples coûts sup­plémentaires de transaction qui, in fine, seront à la charge du contribuable s'ils ne sont pas compensés par des éco­nomies à due proportion. Or, au-delà de l'autosuggestion idéologique, il n'apparaît pas que l'ouverture du marché ait, en soi, amélioré la perfor­mance du système. Elle a même pu conduire, au Royaume-Uni, au résultat pa­radoxal d'augmenter considé­rablement la charge pour le contribuable en révélant des sous-financements que le mo­nopole public antérieur per­mettait, comme en France au­jourd'hui, de dissimuler.

 

Quatrième observation

 

le système ferroviaire est un système à faibles rendements croissants qui, pour accompa­gner une éventuelle croissance, nécessitera toujours plus d'in­vestissements à la rentabilité marginale déclinante. C'est également un système dont le potentiel absolu de croissance est relativement borné. Dans ces conditions, bien éloignées de celles observées, par exem­ple, dans le secteur des télé­communications ou dans l'aé­rien, la concurrence ne se traduira pas par une hausse spectaculaire du marché mais bien plus certainement par une lutte au couteau pour des parts de marché sur un mar­ché relativement stable et phy­siquement limité.

 

Dès lors, face à de tels constats, pourquoi donc se poser la question de la concur­rence? La réponse principale est sans doute la suivante : face à des monopoles historiques qui ont partout profité de leur position pour se bureaucrati­ser, capturer leur régulateur, et faire bénéficier leurs per­sonnels d'une part plutôt éle­vée de leur valeur ajoutée sans nécessairement apporter le ser­vice attendu et la considéra­tion pour leurs clients, les gou­vernements et parfois les opinions publiques n'ont pas trouvé d'autre outil que la pri­vatisation et/ou l'ouverture du marché pour introduire au forceps les transformations qu'ils jugeaient nécessaires pour améliorer l'économie du fer­roviaire et donc le développer. Car, ne l'oublions jamais, les promoteurs de la concurrence ne sont pas des ennemis du mode mais ses plus ardents défenseurs, se désolant que l'inefficacité des acteurs ne per­mette pas au train d'occuper la place qu'il mérite. Le re­cours magique à la concur­rence, au nom du développe­ment du chemin de fer et face à l'impuissance à réformer des structures publiques, s'est re­trouvé presque partout en Eu­rope dans des formes plus ou moins poussées : de l'extrême britannique ayant conduit à l'éradication de British Rail à une approche plus continen­tale visant, comme en Allemagne, à aiguillonner un opé­rateur public dont la légitimité et la compétence ne sont pas pour autant contestées.

 

À cet objectif premier, il faut sans doute ajouter, vu de l'Union, que le périmètre na­tional des anciens réseaux se devait d'être remis en cause pour favoriser les trafics trans­frontières pénalisés par l'ap­proche nécessairement natio­nale des monopoles publics. Si tels sont bien les objectifs premiers des réformes enga­gées en Europe et transposées en France, si le motif réel de l'ouverture du marché est de forcer à la transformation des opérateurs historiques ou de développer les trafics trans­frontières, faut-il pour en ar­river là fantasmer une forme de concurrence pure et par­faite qui verrait, sur un réseau public, s'affronter de multiples opérateurs publics ou privés de taille plus ou moins égale, comme se font concurrence les grossistes du Sentier ou les vendeurs de matériel électro­nique d'Akihabara ?

Vingt ans après l'adoption de la directive 91-440, avec le bé­néfice du recul et de l'obser­vation des dispositifs natio­naux les plus aboutis : au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Suède, il devrait être permis de ques­tionner profondément la dé­marche engagée, non pas quant aux objectifs poursuivis mais quant à la méthode excessivement juridique retenue pour les atteindre : forcer à toujours plus de séparation et d'indépendance des différents rouages de cette gigantesque horloge mécanique que consti­tue un système ferroviaire.

 

Le rapport récemment rendu au Royaume-Uni par Sir Roy Mac Nulty est à cet égard riche d'enseignements. Observant le fonctionnement effectif du sys­tème ferroviaire dans le pays qui a sans doute poussé le plus loin la libéralisation tout en expérimentant successive­ment de multiples adaptations du modèle initial destinées à en améliorer le fonctionne­ment, le rapport conclut, sans appel, que « la fragmentation des structures et les interfaces constituent une des principaux obstacles (à l'efficacité du sys­tème) » et va jusqu'à envisager « une complète intégration verti­cale dans une concession portant à la fois sur la gestion de l'infra­structure et l'opération des trains ».

Les résultats des expériences conduites in vivo durant deux décennies dans le laboratoire britannique devraient être mé­dités avec humilité par les prescripteurs continentaux. Ils pourraient utilement en dé­duire que, même associée à des mécanismes contractuels d'incitations croisées extrême­ment sophistiqués, la voie bri­tannique consistant à isoler complètement la gestion opé­rationnelle du réseau de l'opé­ration des services de trans­port ne constitue pas la panacée qu'ils imaginent. Ils pourraient également se faire l'observation que les pro­blèmes constatés aujourd'hui sur un des réseaux les plus densément utilisés pour des trafics de « commuters » seront appelés à se démultiplier en Europe, au fur et à mesure que l'urbanisation se dévelop­pera et que le train deviendra pour l'essentiel de ses trafics voyageurs, y compris à grande vitesse, une sorte de métro à grande capacité. Ils pourraient enfin conclure que la tech­nique ferroviaire induit un rapport de force social que la privatisation et l'éclatement ne bouleversent pas profondé­ment : les salaires dans les compagnies ferroviaires bri­tanniques ont augmenté au-dessus de la moyenne britan­nique depuis la privatisation! Au vu de l'intéressant exem­ple britannique comme de la lente dérive du système ferro­viaire observée en France et à la veille de débats français et européens fondamentaux pour l'avenir du ferroviaire en Europe, il est temps pour ceux qui connaissent intimement le fonctionnement de ce système de s'exprimer et d'affirmer avec force quelques convic­tions. -

Sept convictions fortes pourraient être aujourd'hui affirmées

Première conviction

 

il est légitime et compréhen­sible que les clients et les au­torités publiques souhaitent organiser la contestabilité des opérateurs historiques par la concurrence, à la fois pour s'assurer de l'efficacité et de la transparence d'un système ferroviaire essentiel en Eu­rope mais très consomma­teur de fonds publics, et pour stimuler l'innovation.

Deuxième conviction

 

un système ferroviaire ouvert à la concurrence ne peut fonctionner s'il ne s'organise autour d'un acteur pivot, res­ponsable, au jour le jour comme en dynamique, de son bon fonctionnement. Cet acteur pivot doit avoir la taille critique requise et maî­triser l'exploitation ferroviaire dans ses différentes compo­santes.

 

Troisième conviction

 

il faut maintenir dans l'éco­système ferroviaire des ac­teurs présents à la fois dans des fonctions d'opération des trains et de gestion de l'in­frastructure, c'est la meilleure garantie d'un bon fonction­nement technique et opéra­tionnel du système et du maintien de compétence fer­roviaires stratégiques en Eu­rope.

 

Quatrième conviction

 

la coexistence dans le sys­tème ferroviaire d'acteurs de taille et de périmètre diffé­rents est inéluctable. Ces déséquilibres n'interdisent pas l'exercice de la concur­rence et peuvent être corri­gés par une régulation adé­quate du marché et la transparence des flux finan­ciers relatifs à l'infrastructure et aux gares.

 

Cinquième conviction

 

l'ouverture du marché ferro­viaire ne pourra produire ses pleins effets que si le sys­tème auquel elle s'applique est en bon état et correcte­ment financé. Dans le cas in­verse, l'arrivée de concur­rents pourrait au contraire, comme au Royaume-Uni, agir comme un révélateur des insuffisances de finance­ment du système et en par­ticulier du réseau et conduire à un relèvement des concours publics.

 

Sixième conviction

 

l'ouverture du marché ne pourra non plus produire ses pleins effets si un cadre juridique nouveau et global n'est pas défini, dans chaque pays, pour tirer les consé­quences, notamment dans les domaines de la sécurité, du fonctionnement opéra­tionnel, et du droit social, du passage à un système globalement ouvert.

 

Septième conviction

 

la concurrence est un moyen au service d'une po­litique des transports et non une fin en soi. Un système ouvert exigera que les choix fondamentaux en matière, par exemple, de priorités de trafic ou de partage des coûts entre usagers et contribuables, encore sou­vent implicites, soient dés­ormais explicites.

 

Si les responsables des principaux opérateurs de chemin de fer européens ne parviennent pas à faire par­tager ces convictions et si l'idéologie ou la peur d'af­fronter les idées reçues do­minent, il y a tout lieu de penser qu'éclatement pro­gressif des systèmes ferro­viaires, inefficacité opéra­tionnelle et faible concurrence effective iront de pair en Europe, laissant la voie libre aux opérateurs et aux industriels de contrées plus pragmatiques, qui ont compris que priva­tisation et concurrence pou­vaient s'accommoder du maintien d'opérateurs inté­grés de grande taille : États-Unis, Japon, Corée ou Chine. À l'inverse, s'ils de­vaient être entendus, il est possible d'imaginer un sys­tème ferroviaire européen dans lequel la présence d'acteurs forts et compé­tents a permis à la fois à de nouveaux joueurs d'émer­ger et à ces acteurs de se contester suffisamment en­tre eux pour conduire à l'amélioration de la perfor­mance du système. Tout comme, dans la nature, les hôtes et les phorontes se complètent dans une rela­tion mutualiste, l'arrivée d'une concurrence ferro­viaire en Europe supposera la reconnaissance pragma­tique des mérites des uns et des autres au lieu de la dia­bolisation systématique des opérateurs historiques à la­quelle on assiste trop sou­vent aujourd'hui.

 

Pour NOSTERACA, cet exposé très complet peut constituer la base d'un débat sérieux et constructif. Il devrait surtout être assimilé par les décideurs politiques. La déconstruction de l'outil ferroviaire SNCF a été menée selon une doctrine exclusivement idéologique. Le résultat est catastrophique. Le bon sens doit prévaloir pour que l'intérêt général soit gagnant.

 

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article